35

 

Seschi fit amener à terre le marin qui s’était offert à lui servir de guide.

— Dis-moi ce que tu sais sur ceux qui ont attaqué ce village !

Thefris, un compagnon d’Hobakha qui parlait le crétois, traduisit les paroles de Seschi. Le pêcheur roula des yeux effrayés.

— Ils viennent d’un lieu effroyable, Seigneur, répondit l’indigène. Je n’ai accepté de t’emmener là-bas que parce que tu as promis de bien me payer. Mais mes os craquent rien qu’à l’idée de m’aventurer aussi près du repaire de ces démons.

En d’autres circonstances, la couardise du pêcheur aurait amusé Seschi. Mais Khirâ était prisonnière. Après avoir laborieusement traduit la réponse, Thefris fit comprendre à Seschi, par un signe discret, qu’il pensait que l’individu n’avait pas toute sa raison. Il semblait redouter que surgisse à chaque instant un monstre effroyable vomi par Seth. Déjà, dans la matinée, il avait cédé à la panique parce que le vaisseau naviguait trop près des côtes. À certains endroits, les falaises tombaient à pic dans la mer, et de puissants tourbillons naissaient de la lutte titanesque menée par les flots contre la roche. Des grottes inquiétantes et sombres s’ouvraient dans les parois verticales, inaccessibles à l’homme. Le pêcheur avait certifié que ces antres maléfiques abritaient des monstres épouvantables, dont les grondements des vagues masquaient les rugissements. Malheur à ceux qui s’approchaient trop près de ces lieux maudits. Interrogé par Seschi, il se mit à parler avec une volubilité mêlée de claquements de dents. Thefris fut plusieurs fois obligé de lui faire répéter ses paroles.

— Je ne sais pas si nous devons ajouter foi à ce qu’il raconte, Seigneur. Cela paraît tellement bizarre.

— Explique-toi !

— Il dit que les pillards proviennent d’une ville située bien loin vers l’ouest. Il ignore son nom. Il affirme que chaque année, les habitants de cette cité maudite organisent des razzias le long des côtes pour capturer des jeunes gens qu’ils offrent ensuite en pâture à une créature abominable. Il prétend que cette créature est née de l’union d’une femme et d’Ouranos, le dieu du ciel, incarné sous la forme d’un taureau géant. Elle conçut un fils que l’on dissimula à la vue tant son aspect était terrifiant. Lorsqu’il fut adulte, on l’enferma à jamais dans une vallée maudite, un labyrinthe inaccessible d’où il ne peut s’échapper.

Seschi songea à Apis, incarnation de Ptah. Jamais pourtant on n’avait imaginé qu’une femme pût s’accoupler avec cette bête. L’idée en elle-même était répugnante. Les gens de cette île étaient bien étranges. Le pêcheur poursuivit :

— Il tire de son ascendance divine une force surhumaine. On affirme qu’il est capable de terrasser cent guerriers à lui seul. Sa taille est double de celle d’un homme robuste, et il vit dans un défilé sinistre enfoncé entre deux montagnes infranchissables, un lieu maléfique où le soleil ne pénètre jamais.

— Mais personne n’a jamais vu ce monstre ! ironisa Seschi.

— Il existe, insista le pêcheur. C’est pour lui que ces chiens pillent nos villages. Tous les ans, ils sacrifient à la créature sept garçons et sept filles. Aucun de ceux qu’on lui a livrés n’est jamais revenu.

— Pourquoi ne pas l’avoir tué, s’il était aussi dangereux ? demanda Khersethi.

— Le taureau est le dieu de la Crète, Seigneur. Le minos de cette ville a nom Galyel. Il affirme que cet enfant avait été engendré par le dieu lui-même. C’est pourquoi on lui offre des sacrifices humains.

— Le minos ?

— C’est ainsi que l’on nomme les rois.

— Alors, déclara Seschi, tu vas nous mener jusqu’à cette cité. Je veux rencontrer ce… minos.

— Il va te tuer, Seigneur ! grelotta l’autre. Sa méchanceté est légendaire. Même les autres minos le redoutent.

— Je serai moi aussi très méchant s’il refuse de me rendre ma sœur, gronda Seschi en tapotant son énorme massue incrustée de silex.

 

Seschi avait accepté l’alliance proposée par Jokahn. Une sympathie spontanée était née entre eux. Le jeune prince avait conservé du vieil homme, au travers du récit de Khirâ, l’idée d’un mage animé de mauvaises intentions, extrêmement dangereux, et capable, par la puissance de sa sorcellerie, de déchaîner la fureur des dieux sur un pays. Celui qu’il avait découvert ne correspondait pas du tout à ce portrait. Au contraire, Jokahn, par de nombreux aspects, lui rappelait son grand-père, Imhotep. Son érudition était étonnante, mais il faisait preuve également d’une grande humanité et d’une profonde sagesse. L’affection qu’il portait aux siens avait amené Seschi à modifier son jugement sur les jumeaux. Il en venait à se dire que, placé dans des circonstances identiques, il aurait éprouvé lui aussi de la haine, et aurait pu commettre les mêmes erreurs. Il en avait tiré une leçon : il ne fallait jamais juger un homme trop hâtivement, sans l’avoir rencontré et sans avoir cherché à comprendre ses motivations.

Ainsi, les Chypriotes rescapés furent accueillis à bord de l’Esprit de Ptah mieux qu’ils ne l’espéraient. Après avoir réuni les quelques armes qu’ils avaient pu sauver du désastre, ils avaient pris leur place sans rechigner au banc de nage, et des liens s’étaient rapidement tissés entre les Égyptiens et les nouveaux venus. Autrefois adversaires sans avoir jamais eu l’occasion de se combattre, les deux partis se trouvaient réunis de force par les circonstances, rapprochés par un ennemi commun. La perspective des combats futurs, où ils devraient s’épauler mutuellement, les incitait à bavarder, à mieux se connaître. Et chaque groupe se rendit compte que l’autre lui ressemblait finalement beaucoup, d’autant plus que les Chypriotes avaient vécu à Mennof-Rê, et qu’ils en conservaient d’agréables souvenirs et une certaine nostalgie, partagée par les Égyptiens. De plus, les nouveaux venus comptaient dans leur rang quelques jeunes femmes que Seschi avait, pour leur sécurité, cantonnées à l’arrière du vaisseau. Les guerriers, sevrés de femmes depuis plus de deux mois, prenaient plaisir à cette compagnie inaccessible, mais dont ils percevaient les voix légères. Souvent même, on devinait leurs silhouettes déambuler près de la cabine de commandement.

Tayna n’apprécia guère de retrouver ses anciennes compagnes. Celles-ci d’ailleurs la maintinrent à l’écart. Pour elles, elle avait trahi leur maître, et il était hors de question de lui pardonner aussi facilement. En revanche, Neserkhet se lia immédiatement de sympathie avec Leeva. Celle-ci lui expliqua la douleur de Khirâ lorsqu’elle avait cru que le navire de son frère avait été anéanti par le dieu Typhon. La jeune Bédouine lui raconta alors leur odyssée.

— Nous aussi avons pensé que votre navire avait été détruit. Mais l’un de nos guerriers l’a aperçu, qui se dirigeait vers le nord-ouest. Thefris, le second du capitaine Hobakha, savait qu’il existait, dans cette direction, des terres mystérieuses qu’on appelait les îles Blanches. Le Cœur de Cypris avait déjà pris trop d’avance. Le cyclone menaçait encore, et nous avons été contraints de filer plein ouest avant de remonter vers le nord. Mais le prince a hérité de l’opiniâtreté de son père. Il ne lâche jamais une proie. Par chance, notre navire n’avait pas subi de grosses avaries. De plus, Thefris connaissait les îles Blanches pour s’y être déjà rendu. Il parle même un peu la langue des autochtones. Seschi a donc décidé de vous suivre.

« L’Esprit de Ptah n’a pas mis plus de quatre jours pour arriver en vue de l’île. Malheureusement, nous vous avions perdus. Pendant près de deux mois, nous avons exploré les côtes, en recherchant une trace de votre passage. Nous avons commis l’erreur de longer tout d’abord les rivages du sud. À plusieurs reprises, nous avons accosté, mais les indigènes s’enfuyaient à notre approche. La Crète est un pays bien surprenant. Certaines peuplades ne sont guère évoluées. Elles vivent de chasse et de cueillette. D’autres au contraire font preuve d’une civilisation plus avancée.

« À force de patience et de ténacité, le prince Seschi a fini par nouer des contacts avec certains autochtones. Il a toujours possédé un don étrange pour apprivoiser les autres. Mais personne n’avait aperçu de bateau. Les indigènes redoutent la venue de navires. On nous parla de razzias, de prisonniers qu’on n’avait jamais revus. Déjà, sur cette côte méridionale, on avait évoqué l’histoire d’un monstre abominable à tête de taureau. Mais Seschi ne voulait pas y croire. Nous avons fini par rebrousser chemin. Puisque personne n’avait observé le passage d’un grand navire sur cette côte, il en a conclu que le Cœur de Cypris avait dû contourner la Crète par le nord. Il pestait contre lui-même, parce qu’il avait fait le mauvais choix. Rien d’ailleurs ne prouvait que vous aviez fait escale sur l’île. Peut-être aviez-vous poursuivi votre route vers le nord.

Neserkhet eut une moue amusée.

— Il n’était pas de bonne humeur. Il avait l’impression de perdre un temps précieux. Mais nous ne pouvions faire autrement. Nous avons caboté d’un endroit à l’autre, en organisant parfois des expéditions à l’intérieur des terres pour rechercher des indices. Sans aucun résultat jusqu’à hier, où nous avons capturé une petite barque de pêcheurs. Ceux-ci nous ont raconté qu’un navire s’était échoué sur la côte deux mois plus tôt, et que ses occupants avaient bâti un village. Il ne pouvait s’agir que de vous. Malheureusement, nous sommes arrivés trop tard. Si nous étions arrivés plus tôt…

— Les dieux avaient écrit ainsi notre destin, Neserkhet, répondit Leeva. Et peut-être cela vaut-il mieux.

— Comment peux-tu dire cela ? s’étonna la jeune fille.

— Que se serait-il passé si vous aviez abordé avant l’attaque ? Nos deux clans se seraient affrontés, le tien pour reprendre la princesse Khirâ, et le mien pour la défendre.

— C’est vrai, admit Neserkhet.

— Tandis qu’aujourd’hui, nous sommes alliés. Peut-être était-ce là la volonté des dieux. Et pour moi, cela signifie qu’ils nous protègent, et qu’ils nous apporteront leur soutien dans le combat que nous allons livrer. Car il n’y a pas de meilleurs amis que deux ennemis réconciliés. Mais Seschi déteste tes maîtres. Je doute qu’il leur pardonne aussi facilement.

— Le prince Seschi est généreux. Je suis sûre qu’il leur pardonnera. D’ailleurs, c’est peut-être à toi d’agir dans ce sens, ne crois-tu pas ?

— Il ne m’écoute guère, soupira Neserkhet.

Leeva ne répondit pas immédiatement. Après avoir observé sa compagne, elle ajouta :

— Tu es amoureuse de lui, n’est-ce pas ?

— Il s’en moque. Il passe son temps à courir de l’une à l’autre. Je n’en connais aucune qui lui ait résisté jusqu’à présent. Quant à moi, il me considère comme une amie. Il me raconte tout, comme il le faisait avec Khirâ. Mais je ne suis pas sa sœur.

— Peut-être ta situation n’est-elle pas si mauvaise. Au moins, en tant qu’amie, il te demeure fidèle.

— Mais j’ai envie d’autre chose. À cause de lui et de ma stupidité, j’ai repoussé les avances d’autres princes égyptiens. Ils étaient jeunes, riches et beaux, et je n’ai pas voulu d’eux. Ils m’ont fait depuis une réputation de pimbêche que je ne mérite pourtant pas.

Leeva éclata de rire devant la mine contrite de Neserkhet. Celle-ci finit par l’imiter.

 

— D’après le pêcheur, nous approchons de la cité, déclara Hobakha. Son port est l’un des plus importants de l’île.

— Il est hors de question de nous y rendre directement, répondit Seschi. Nous irions nous jeter dans la gueule du loup. Nous allons débarquer un peu avant, à une journée de marche de la cité. Là, nous tenterons de pénétrer à l’intérieur en nous faisant passer pour des bergers. Une fois sur place, nous aviserons. Il nous faut savoir où Khirâ a été conduite.

 

Quelques heures plus tard, l’Esprit de Ptah avait relâché dans une petite anse abritée. Seschi, Khersethi, Hourakthi et une trentaine de guerriers débarquèrent et se dirigèrent vers les collines. Des parfums de résine et de fleurs leur emplissaient les poumons. Afin de rendre leur expédition crédible, ils avaient amené avec eux un petit troupeau de chèvres emporté du village d’Antron. De même, ils avaient revêtu les défroques des paysans indigènes, d’amples robes de laine grossière, dans lesquelles il était facile de dissimuler des armes.

Cheminant en direction de la cité, ils longeaient un petit lac lorsque des cris leur parvinrent.

— On dirait des femmes, remarqua Hourakthi.

Seschi fit signe aux guerriers de rester en arrière. Suivi du colosse, il se faufila derrière des bosquets d’arbustes épais pour se rapprocher. Un spectacle qui ne manquait pas de charme les attendait. Un peu plus loin, une demi-douzaine de jeunes filles nues se baignaient. De grands éclats de rires leur parvenaient. L’une d’elles semblait entourée par les autres. Sans doute s’agissait-il d’un personnage important. Étudiant l’endroit, ils repérèrent quelques guerriers, vraisemblablement destinés à protéger les filles. Les deux hommes échangèrent un regard de connivence.

— Nous allons les capturer, glissa-t-il à Hourakthi. Nous pourrons nous en servir comme monnaie d’échange contre Khirâ.

Entraînés par Khersethi, les guerriers savaient se rendre invisibles. Lorsqu’ils bondirent sur les défenseurs, ceux-ci ne purent leur opposer la moindre résistance. Des hurlements de panique jaillirent parmi les filles. Les Égyptiens les firent sortir de l’eau, ravis de constater qu’elles ne portaient strictement rien. La plus âgée n’avait pas dix-huit ans. Hilare, un guerrier amena l’une d’elles devant Seschi.

— Quel curieux gibier nous ramenons là ! clama-t-il.

La fille se couvrit comme elle put de ses mains et foudroya Seschi du regard.

— Qui es-tu ? demanda le jeune homme.

Thefris traduisit.

— Je m’appelle Aria ! Et je suis la fille du minos d’Arméni. Tu paieras ton crime de ta vie ! Il te fera jeter aux porcs, et ils te dévoreront les intestins.

— Silence ! gronda le jeune homme en réponse. N’oublie pas que pour l’instant, c’est toi qui es entre mes mains. Les tiens ont enlevé ma sœur. Si elle ne m’est pas rendue, tu périras.

— Je ne comprends rien à ce que tu dis.

— Habille-toi ! Tu vas me mener à ton père.

Impressionnée par l’autorité qui se dégageait du jeune homme, Aria n’osa répondre. Elle avait un instant redouté que ces individus vêtus à la manière des paysans n’abusassent de leur victoire. Mais le jeune géant qui les commandait ne semblait pas avoir de mauvaises intentions à leur égard. Au moins pour l’instant. Elle se demandait d’où ils avaient pu surgir. La cité était proche. Aucun ennemi n’oserait s’aventurer si près des murailles. Et puis, Arméni n’était en guerre avec personne. Comment aurait-elle pu deviner qu’elle risquait d’être attaquée ?

Après avoir envoyé deux guerriers avertir Hobakha de leur prise, Seschi ordonna de se mettre en chemin. La ville se dressait à moins d’un mile de là, à l’intérieur des terres. Une route caillouteuse menait vers la mer, où se dressait un petit port, Rethy. Les deux agglomérations dépendaient du minos Radhamante, père d’Aria.

Arméni n’avait que peu de rapport avec les villes égyptiennes. Ses murailles n’étaient que des amas de rocailles scellées par du mortier, et hérissées de pieux acérés. De même, les demeures étaient bâties en bois et en pierre grossièrement taillée. L’architecture était rudimentaire, sans aucun rapport avec celle que l’on rencontrait à Mennof-Rê. Seschi ne put s’empêcher de penser qu’il avait affaire à un peuple primitif, bien en retard sur celui de la Vallée sacrée. Mais les citadins étaient nombreux, et la ville rachetait sa rusticité par ses dimensions importantes. Il estima qu’Arméni devait abriter près de dix mille habitants. Tenant Aria contre lui, il entraîna ses compagnons en direction du palais royal. La jeune fille, peu rassurée, sentait contre son flanc la pointe du poignard qu’il dissimulait sous une peau de bête. Certains s’étonnèrent de voir ainsi la princesse déambuler au bras d’un étranger, mais la présence de ses gardes du corps, libres de toute entrave, évita les questions. Les compagnes d’Aria étaient elles-mêmes prisonnières des soldats égyptiens. Seschi les avait prévenues : la première qui tentait de s’échapper provoquerait aussitôt la mort de la princesse.

En vérité, le plan de Seschi relevait de l’audace la plus folle. Il répugnait à se servir ainsi de ces filles comme bouclier. Mais les Arméniens n’avaient-ils pas attaqué les premiers en enlevant Khirâ ?

Peu à peu cependant, une foule de curieux se forma, intriguée par le manège de ces paysans inconnus, dont l’attitude envers la princesse paraissait pour le moins familière. Seschi accéléra le pas, et bientôt, la petite troupe arriva en vue du palais royal.

Celui-ci ne différait des maisons que par ses dimensions. Une foule de serviteurs et de guerriers hantait la vaste cour de réception, encombrée également par toutes sortes d’animaux, chèvres, mouflons, porcs, et quelques ânes. Apparemment, cette cour royale faisait également office de marché, car nombre de citadins s’y pressaient le long d’étals installés contre les murs. Parvenus devant l’entrée du palais proprement dit, une douzaine de gardes se présentèrent pour saluer la princesse. Seschi se plaça derrière sa prisonnière sans la lâcher et ordonna :

— Dis-leur que tu désires voir ton père.

— Il te fera trancher la tête !

— Je trancherai la tienne d’abord, ma belle !

Elle tenta de se dégager, mais il la tenait fermement. Les gardes comprirent aussitôt qu’il se passait quelque chose d’anormal et voulurent intervenir. Seschi dégagea son poignard et le posa sur la gorge d’Aria.

— Conduisez-moi immédiatement à votre roi ! gronda-t-il.

Les soldats hésitèrent. Une légère pression sur la peau tendre de la jeune fille les décida à agir. Pointant leurs armes sur les Égyptiens, ils s’effacèrent néanmoins pour les laisser passer.

Radhamante tenait conseil avec les chefs des villages de son royaume lorsque Seschi fit irruption dans la salle. L’endroit se révéla surprenant. Malgré la rusticité des lieux, il s’en dégageait une grande luminosité. Sur les murs recouverts de chaux, des artistes avaient dessiné des scènes stylisées, où dominaient le bleu et le vert, et qui représentaient des scènes de chasse, des oiseaux, des animaux, ou des scènes marines. Des peaux de bêtes finement tannées avaient été peintes avec des motifs identiques. Les meubles de bois étaient chargés de poteries délicatement décorées. Il émanait de l’ensemble une impression de gaieté, de poésie et de sérénité qui ne correspondait pas du tout à ce qu’avait raconté le pêcheur.

À la vue de sa fille prisonnière, Radhamante pâlit. Il comprit au regard déterminé de l’inconnu qui la tenait à sa merci qu’un seul geste de sa part déclencherait sa mort. Il s’avança vers Seschi, faisant signe à ses gardes de ne pas intervenir. Thefris, pas très à l’aise, fit office de truchement.

— Qui es-tu ? demanda Radhamante.

— Je suis le prince Nefer-Sechem-Ptah, fils de l’Horus Djoser, maître des Deux-Terres.

— Voilà une étrange manière de te présenter devant moi, déclara-t-il. Les Égyptiens sont-ils devenus si barbares qu’ils s’en prennent à des filles sans défense ? Tu devrais pourtant savoir que si tu tues Aria, tu n’as aucune chance de sortir de ce palais vivant.

Seschi étudia le personnage. Bien qu’il s’en défendît, il appréciait le regard franc et calme de son adversaire. Djoser prétendait toujours qu’il valait mieux avoir un ennemi intelligent qu’un ami stupide. Il rétorqua sur le même ton :

— Et comment appelles-tu la manière dont les tiens ont attaqué le village de ma sœur, dans l’est de cette île ?

Le village du minos refléta le plus grand étonnement.

— Ta sœur ?

— Tes guerriers ont attaqué les siens par surprise. Ils ont tué trois soldats et emporté la presque totalité des habitants. C’est pourquoi je viens te demander justice, et la restitution de tes prisonniers.

Radhamante hocha plusieurs fois la tête en écoutant la traduction de Thefris. Puis il écarta les bras en signe d’impuissance.

— Je crains que la colère n’ait aveuglé ton cœur, prince Nefer-Sechem-Ptah, dit-il enfin dans un égyptien approximatif, mais compréhensible.

— Tu parles ma langue ? s’étonna Seschi.

— Je l’ai apprise avec un vieux marin égyptien venu s’installer parmi mon peuple. Jamais il n’a été maltraité. Il fut accueilli par les miens comme un ami, et, s’il vivait encore, il pourrait te le confirmer. Malheureusement, les dieux ont repris sa vie voici bien des années. Mais par lui, j’ai appris à connaître ton pays, pour lequel je nourris une grande admiration.

— Trêve de bavardages ! Où est ma sœur ? Et n’oublie pas qu’elle est la fille de l’Horus Djoser.

— Bien que je la comprenne, ta colère contre moi est sans objet, prince Seschi. Ce ne sont pas les miens qui ont attaqué ce village.

— Un marin de ton île m’a affirmé le contraire !

Il se tourna vers le pêcheur, qui les avait accompagnés.

— Parle ! tonna Seschi. Aurais-tu menti ?

— Non, Seigneur ! J’ai dit la vérité. Plusieurs fois, ceux de mon village ont été enlevés par les guerriers de la grande cité de l’ouest. Mes deux sœurs ont disparu, et des cousins, des amis.

Il se jeta aux pieds de Radhamante.

— Pitié pour eux, ô grand roi ! Je t’adjure de les libérer. Nous ne sommes que de pauvres pêcheurs. Nous ne sommes pas tes ennemis.

Le minos s’approcha de lui et le releva.

— Je ne suis pas ton ennemi non plus, pêcheur. Je n’ai pas enlevé les gens de ta tribu.

Il se planta devant Seschi.

— Cet homme ne t’a pas menti, mais il s’est trompé. Arméni est pacifique, et jamais les miens n’ont attaqué les petits villages de l’est. Cependant, je sais de quoi il parle : plus à l’ouest existe une autre cité, Kytonia. Plusieurs fois dans le passé nous avons été en guerre contre elle. Actuellement règne une période de paix, mais nous savons qu’ils opèrent des offensives sur les côtes orientales pour capturer des villageois.

— Es les transforment en esclaves ?

Radhamante marqua un temps de silence gêné, puis se décida à poursuivre.

— Pas seulement.

— Explique-toi !

— Ici, sur cette île, nous vénérons depuis toujours un dieu à forme de taureau. À la création du monde, il a fait surgir l’île des eaux de la mer primordiale, et il a engendré les premiers rois. Ceux-ci se sont partagé l’île en plusieurs royaumes. Avec le temps, des guerres ont parfois opposé les différentes nations entre elles, mais deux cités sont devenues plus importantes que les autres, souvent restées à l’état de petits villages : Arméni et Kytonia. Arméni célèbre le dieu taureau avec de grandes festivités. Il s’agit du culte de la fertilité. La puissance du taureau est associée à la force de la nature féconde, qui nous offre ses fruits en abondance. Nous aimons la paix, et nous entretenons de bonnes relations avec les peuples venus d’au-delà des mers, même si leurs visites sont rares, car rares sont les navigateurs suffisamment audacieux ou inconscients pour s’aventurer sur la Grande Verte. À Kytonia, les mœurs sont différentes. Lors de la fête du dieu taureau, qui aura lieu dans dix jours, des sacrifices humains seront pratiqués.

— Des sacrifices humains ? s’alarma Seschi. Mais alors il disait vrai.

— Ce sont ceux de Kytonia qui ont dû enlever ta sœur, confirma Radhamante. Et je crains fort qu’elle soit immolée au cours des cérémonies. Je t’expliquerai si tu consens à relâcher ma fille.

Seschi desserra son étreinte autour d’Aria. Avant de la lâcher, il s’adressa à Radhamante.

— Je crois que tes paroles sont celles de la Maât, Seigneur ! Je n’ai jamais eu l’intention de te nuire ou de nuire à ta fille. Je demande ton pardon pour la manière brutale dont je l’ai traitée. Mais je dois songer à la sécurité des miens. Donne-moi ta parole de roi qu’aucun mal ne leur sera fait lorsque je leur aurai donné l’ordre de libérer les prisonnières.

— Ton action était courageuse et donc digne de respect, prince Nefer-Sechem-Ptah. Non seulement tu as ma parole, mais tu as aussi mon soutien. Je ne suis pas ton ennemi.

Seschi délivra sa captive.

— Pardonne-moi ma conduite, princesse Aria !

Elle s’écarta, massa ses bras endoloris, puis lui adressa un sourire charmeur.

— Je te pardonne, prince, dit-elle dans un égyptien un peu maladroit. J’aimerais avoir un frère qui risque ainsi sa vie pour sauver la mienne.

La tension retomba aussitôt. Radhamante invita Seschi à prendre place près de lui et commença une histoire inquiétante.

— On dit que la reine Pasiphaé, l’épouse du minos Galyel, l’a trompé autrefois avec un taureau. De cette union contre nature, elle conçut un enfant difforme, qui n’était ni tout à fait humain ni tout à fait animal. Il était doté d’une force phénoménale, mais sa seule vue suffisait à faire trembler les plus braves. Dans un premier temps, Galyel envisagea de le supprimer. Mais il ne le fit pas, car il avait acquis la certitude que l’enfant était le fils d’Ouranos, incarné dans le taureau sacré. Avec les années, la créature devenait de plus en plus puissante, et de plus en plus dangereuse. Alors, on l’enferma dans un endroit effrayant, une sorte de labyrinthe d’où il ne pouvait s’échapper, parce qu’il n’en existe qu’un seul accès. Depuis, plus personne ne se rend dans ce lieu de terreur et de mort. Mais l’abomination ne s’arrêta pas là. Depuis toujours, les Kytoniens pratiquaient, tous les ans, un sacrifice humain. Cette victime, en général un esclave, garçon ou fille, était immolée pour remercier Ouranos des enfants qu’il accordait aux femmes. Nos propres ancêtres observaient des rites semblables il y a bien longtemps, mais nous les avons abandonnés. Galyel, qui est un tyran assoiffé de sang, a eu l’idée terrible de modifier cette coutume barbare. Aussi, depuis plus de vingt ans, un peu avant la fête du dieu taureau, les Kytoniens pillent un petit village éloigné et en ramènent des prisonniers destinés à être offerts en sacrifice à leur monstrueuse idole. Chaque année, sept jeunes gens et sept jeunes filles sont enfermés dans le labyrinthe avec la Bête. Aucun d’eux jamais n’est revenu vivant. On prétend qu’il les dévore tous, les uns après les autres. Il vaudrait mieux pour ta sœur qu’elle soit seulement réduite en esclavage.

— Il faut détruire ce monstre ! s’exclama Seschi. Je ne laisserai pas Khirâ entre les mains de ce tyran !

— Mais que comptes-tu faire ? Tu ne peux attaquer Kytonia avec ta poignée de guerriers. Tu as beau être courageux, ce serait du suicide.

— Il faut que je rencontre ce Galyel. Mais je ne veux pas le faire en ennemi. Je dois d’abord m’introduire dans la cité pour tenter de savoir ce qu’elle est devenue. N’y a-t-il pas un moyen ?

Radhamante réfléchit, puis répondit :

— Il y en a peut-être un, mais il est très dangereux.

— Lequel ?

— La Crète est la terre du dieu taureau. Si tu te rendais à Kytonia avec, en guise de présent, un magnifique taureau blanc, le roi Galyel en serait flatté et accepterait peut-être de libérer ta sœur.

— Un taureau blanc, dis-tu ? Où trouverai-je un tel animal ?

— Mes guerriers en ont repéré un dans les montagnes du sud. Plusieurs fois on a tenté de le capturer. Mais il est très puissant. Il a déjà tué six hommes.

Seschi ne répondit pas immédiatement. Sa petite armée était trop faible pour envisager de défier Galyel. Malgré leur vaillance et leur science du combat, ses hommes ne pouvaient combattre un peuple tout entier. Il devait user d’un subterfuge. L’idée du taureau blanc était séduisante. Mais serait-elle suffisante ? Galyel, assez impitoyable pour sacrifier des vies humaines à un monstre, pouvait être assez retors pour accepter leur offrande et les massacrer ensuite. Cependant, il n’avait guère le choix.

Il fallait tout d’abord s’emparer de ce taureau blanc, qu’aucun homme n’avait réussi à capturer à ce jour. Seschi soupira. Après tout, n’avait-il pas participé à la chasse du taureau Apis, quelques mois plus tôt. L’exploit avait été réalisé par son père lui-même, mais il l’avait secondé. Djoser lui avait expliqué les manœuvres à accomplir, les erreurs à éviter. Le secret résidait dans la maîtrise totale de ses pulsions de peur. Chasseur depuis son plus jeune âge, Seschi avait appris à dominer ses craintes, ses angoisses, pour ne plus se concentrer que sur les gestes à effectuer.

— C’est d’accord, Seigneur Radhamante, dit-il enfin. Je capturerai ce taureau blanc.

La première pyramide III
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